Demi-finale, Genève, Salon du Livre le 3.05.2008
INTRIGANT, NON ?
Pourquoi nous étions-nous décidées à visiter le château de Versailles ce fameux week-end d’octobre? Nulle de nous deux n’eût pu le dire. Peut-être parce que les Mémoires du duc de Saint-Simon m’avaient enthousiasmée? Ce fut hélas ! une bien mauvaise idée. Une foule des plus compactes, que seule la fougue du Grand Condé eût pu fendre, nous a découragées. Aussi, parvenues à grand-peine jusqu’à l’antichambre de l’Oeil-de-Bœuf, sans cesse bousculées, nous avons renoncé à poursuivre une visite devenue un pensum. Nous avons musardé dans le parc nous étonnant quelquefois des excentricités de l’art topiaire, et à six heures et demie passées, nous nous sommes affalées sur un banc, près du bassin de Latone, sans nous douter de l’immixtion imminente de l’insolite dans nos existences…
Il faisait presque nuit lorsque nous prîmes, dans un lacis de sentiers murés de buis, le chemin des deux Trianons, seules dans le parc bientôt désert. Le vent soulevait les feuilles tombées des marronniers. Des lambeaux de brume flottaient comme une gaze autour des termes et des bronzes . Dans un peuplier, un pivert donnait ses derniers coups de bec. Un geai nous frôla en jasant. Tout excitées, nous riions et plaisantions souhaitant voir surgir, au milieu des ombres du Grand Siècle qui rôdaient dans ce haut lieu de la monarchie, les bâtards du Roi-Soleil. Toutes les anecdotes historiques qui nous avaient conquises, enfants, nous revenaient en mémoire. Après avoir longé le petit lac noir de jais aux eaux empoissonnées, nous arrivâmes au hameau de Marie-Antoinette près du Petit Trianon. Des projecteurs l’illuminaient. Actrices et acteurs d’un roman-photo en costume d’époque faisaient une pause. L’un d’eux fulminait en démêlant les rubans de sa rhingrave. Poussées par la curiosité, nous montâmes à la galerie de la maison de la Reine et nous pénétrâmes dans ses appartements qu’on aurait dits habités : meubles, bibelots, tableaux, tout était à sa place.
(Début de la dictée des juniors)
Nous regagnions le rez-de-chaussée par l’escalier intérieur, lorsqu’un bruit de tissu froissé venant du cabinet du trictrac nous intrigua et une femme très pâle, vêtue de blanc, apparut dans la pénombre. C’était elle ! La reine déchue ! Nous nous figeâmes instantanément. Les cheveux gris coupés court pour l’échafaud et dépassant du bonnet de linon comme croqué par le crayon de David… Aucun doute, c’était elle ! La tristesse de son regard noyé de larmes provoqua en nous une irrépressible angoisse et nous nous mîmes à trembler de la hideuse peur des morts. Et soudain, si ébranlé que fût mon esprit, je me souvins : nous étions le 16 octobre, et l’Autrichienne était morte le 16 octobre 1793. Je saisis la main de mon amie près de défaillir et nous sortîmes du parc, le cœur battant, éperdues, sans échanger une parole. Depuis, nous avons peur la nuit.
Francis Klotz
avec la caution du jury présidé par P. MAYORAZ
Finale, Chamoson, le 30 août 2008
Alimentaire, mon cher Watson!
Un appel anonyme avait averti la police: un crime avait eu lieu impasse de la Ciste, à Marseille. Sur place, l’inspecteur et les deux agents n’en crurent pas leurs yeux : bien calé dans un fauteuil, le cadavre d’une vieille femme était attablé devant une assiette pleine de rondelles de carottes crues. L’assassin avait enfoncé un légume muni de ses fanes dans la bouche de la victime dont le regard brillait encore d’une vilaine concupiscence. Cette mise en scène suscita des haut-le-cœur chez tous les témoins. «C’est une scorsonère!» s’exclama l’inspecteur, mais l’un des deux agents dont la fille, diététicienne, venait d’écrire un mémoire sur les légumes oubliés tels que le crosne et le potimarron identifia sur-le-champ un authentique panais, plante méconnue qu’un agriculteur bucco-rhodanien tentait de remettre à la mode. Etait-ce l’arme du crime? Abasourdi, le médecin légiste se montra catégorique. Le lui eût-on raconté, qu’il ne l’eût pas cru. Oui, la malheureuse avait bien été étouffée à l’aide de l’humble ombellifère.
(fin de la dictée des juniors)
Peut-être, ajouta-t-il avec un air égrillard, était-on concomitamment devant une épectase caractérisée. C’eût été là, hélas! un mauvais coup porté à la réputation de ce légume au passé irréprochable.
Les enquêteurs n’étaient pas au bout de leurs surprises. Un gigantesque poster défraîchi de l’œuvre de Bruegel l’Ancien, «Le Repas de noces», couvrait un mur entier du couloir et une main maladroite avait dessiné au crayon(-)feutre le même légume dans les dix assiettes qu’apportent les deux lourdauds, au premier plan. Un marchand des quatre(-)saisons et une nutritionniste consultés reconnurent nos fameux panais. Des panais! Des panais partout, jusque sur la médiocre copie d’une aquatinte au thème abstrus, d’un petit maître du quattrocento, retrouvée lacérée sur le sol. On y voyait un petit duc, les serres plantées dans un panais autour duquel s’égaillaient, élytres déployés, des cicindèles champêtres aux mandibules dentelées comme des kriss (criss) malais. On était tombé, selon la police, sur l’antre d’une secte de doux dingues, suppôts stipendiés d’un maraîcher grand producteur de panais.
Trois jours après le meurtre, le compagnon de la victime se dénonça: «C’était son plat favori. Imaginez-vous: des panais tous les jours depuis quinze ans! J’étais à bout. La veille, elle en avait mis dans le tajine (tagine). Elle menaçait d’en ajouter au bortch (bortsch/ borchtch), mon plat préféré. Moi, je voulais des carottes. Elle m’a ri au nez en faisant kss! kss! Excédé, je l’ai tuée!»
Compatissante, la cour d’assises acquitta ce brave. Que les honnêtes gens se rassurent: il y a encore une justice!
FRANCIS KLOTZ
Sous le contrôle du jury présidé
par Pierre Mayoraz.
Quelques commentaires sur la correction de la dictée:
Joli millésime que ce cru 2008. L’aventure maraîchère proposée par Francis Klotz a de nouveau mis en vedette nos voisins français dont l’art culinaire est sans doute supérieur au nôtre. Une autre dictée permettra peut-être aux Suisses de relever le défi pour la 20e édition du championnat dont nous vous révélerons bientôt tous les secrets, sauf ceux du texte bien entendu.
Nombre de concurrents sont tombés dans la ciste et ont risqué l’impasse. Ils y ont rencontré des crosnes de toute sorte, avec circonflexe, sans s et j’en passe. La scorsonère a aussi prouvé son efficacité alors que le potimarron et le panais semblent plus connus si ce n’est du palais du moins du point de vue orthographique.
Bruegel a causé la perte de quasi tout le monde. Certains ont utilisé l’ancienne graphie désormais obsolète, sans doute en mémoire de lectures ou de visites de musée de jeunesse. Peu ont franchi l’obstacle néerlandais malgré de multiples essais comme en témoignent les ratures sur les copies.
Clou de la dictée, l’épectase n’a que peu trompé mais elle a permis à Francis Klotz d’éclairer la trajectoire étrange d’un mot à travers les vicissitudes, si je puis me permettre, de l’histoire. Aucun concurrent n’oubliera désormais le changement de sens de ce mot.
Joli millésime en préparation que le cru 2009, celui du 20e championnat auquel nous vous attendons tous.
Pierre Mayoraz
président du jury