2005

Demi-finale du 30 avril 2005 au Salon du Livre, Genève

UNE PERTE TRÈS MOMENTANÉE

Ça alors! J’enrage. Je hais ces mots qui vous fuient et qui, après s’y être plu durant des années, voire des décennies, abandonnent, hôtes ingrats, le cerveau d’un esprit fin et pénétrant, féminin de surcroît et qui ne suscite autour de lui qu’envie et murmures d’admiration. Eh oui! je suis dans la quête éperdue d’un mot et je ne saurais même pas vous le décrire en détail. De quelle piteuse carence suis-je l’innocente victime? Je l’ignore, mais ce que je sais, c’est que ce lâcheur comporte trois syllabes formées de lettres tout ce qu’il y a de plus ordinaire(s). Et moi, ingénue qui me suis toujours imaginé entretenir des liens privilégiés avec lui, je me plains et je geins, mais c’est en vain, car cela ne résout rien! Voilà dix minutes que je suis là, morfondue à l’idée qu’il pourrait ne pas me revenir. S’il s’agissait d’un de ces idiomes rares, d’un de ces esbroufeurs qui détonnent dans un texte, d’un de ces m’as-tu-vu de néologisme, de ces termes tarabiscotés du jargon médical ou botanique tels que bilharziose ou mycorhize, incompréhensibles du simple pékin (péquin) et qu’on ne rencontre que dans les dictées à la Mérimée, expert reconnu s’il en fut, je n’éprouverais aucune honte. Mais je sais que, ni maître(-)mot ni mot(-)clé, il fait partie des mots tout bêtes qui sont légion et qui n’ont l’air de rien, des mots passe-partout, des mots du tout-venant, de ces mots qu’on côtoie tous les jours, que tantôt on rudoie, tantôt on choie, qu’on croit avoir apprivoisés et dont on s’imagine s’être fait des amis une fois pour toutes. Funeste présomption! Il m’a plantée là et je me suis retrouvée devant un trou béant dans mon vocabulaire. A présent, toutes sortes de questions m’assaillent. Ce mot est-il encore en moi? S’il l’est, dans quel antre obscur de mon inconscient est-il tapi? Ce traître se réjouit-il de mon désarroi? S’est-il senti exclu? Ou m’a-t-il déjà quittée pour des neurones plus agiles qui le feront res(s)urgir plus souvent qu’à son tour ?

(Début de la dictée des juniors)

Est-il parti de son plein gré? On l’aura soudoyé, c’est sûr. On lui aura promis de figurer dans le titre du prochain Goncourt. Et ce dadais se voit déjà fanfaronner dans les librairies, plastronner sur les plateaux de télévision et étaler ses trois pitoyables syllabes étiques sur maints panonceaux et affiches. Ah! le faraud! Qu’ai-je fait à ce gougnafier pour être ainsi malmenée? Me serais-je laissé(e) aller à lui accoler des épithètes indues ou incongrues? L’aurais-je étourdiment maltraité en lui adjoignant des mots qui avaient mauvais genre? Je ne nie point que son usage requière quelques précautions, mais je suis sûre de l’avoir toujours traité avec égard(s). L’ai-je suffisamment sollicité? Je n’aimerais surtout pas qu’il croie que j’ai voulu le mettre au rancart. Si je le retrouve, je me vengerai, je l’emploierai à tort et à travers, à contretemps et à contresens. Je le ridiculiserai, plus personne ne voudra de lui. Il sera la risée de tous les dictionnaristes. Réduit à n’être que le Robinson Crusoé des mots, il cessera rapidement d’être un mot. Il aura beau exciper de ses nombreuses acceptions, arguer de son étymologie, fût-elle gréco-latine, alléguer les services rendus aux belles-lettres, il sera voué à la disparition. Je resterai inflexible et pas question pour moi d’entonner des r(R)equiem pour honorer sa mémoire. Mémoire! Tiens! Le mot que je cherchais.

Texte de F. KLOTZ

sous le contrôle du jury présidé par Pierre Mayoraz

 

Finale du 27 août 2005 : Fête du Livre, Chamoson / Saint-Pierre-de-Clages

BIOGRAPHIE

Notre héros naît au mois de nivôse de l’an II de la  République des amours ancillaires d’un hobereau tourangeau. Bien en cour auprès du nouveau pouvoir, son père, dans la crainte du qu’en-dira-t-on, se hâte de le mettre en nourrice au fin fond de la campagne beauceronne chez la veuve d’un dinandier, une maîtresse femme, boulotte et mafflue. Le marmot est maigrichon, malingre et maladif. Cependant, mignoté, choyé et gavé, il prospère, croît et s’épanouit.

Il a tous les dons physiques et intellectuels.  A dix ans, il brise du tranchant de la main deux  briques posées de chant. On accourt de vingt lieues à la ronde pour le voir, souple et agile comme un atèle, effectuer une série de roulés-boulés qu’il clôt en braillant la carmagnole de sa  voix de fausset. A douze ans,  il extrait la racine septième d’un nombre de quinze chiffres en un tournemain. Deux ans plus tard, il transcrit en caractères cyrilliques les premiers chants de l’Iliade et à seize ans, il rencontre Champollion qu’il épate en déchiffrant une inscription

tumulaire en akkadien. Entre-temps, il avait appris par cœur les dix mille alexandrins de la Henriade de Voltaire dont il menaçait tout fâcheux de la récitation intégrale. Sous l’Empire, il se bat en duel au pistolet avec un officier de uhlans à qui il avait arraché la buffleterie au cours d’une échauffourée.

(Début de la dictée des juniors)

Après la Bérézina – éros et thanatos – il s’énamoure d’une jeunesse vert tendre qu’il enlève à sa famille de moujiks. Nulle mieux qu’elle n’avait su lui mettre le grappin dessus. Comment se sont-ils connus, plu, déchirés et quittés ? Peu nous chaut. Constatons que  la beauté slave ne l’envoûte qu’un temps, car elle eût pu dans l’Antiquité sauver le Capitole. On le retrouve en pays letton, perdu dans les débris de la Grande Armée après la retraite de Russie. Il a de l’entregent, du savoir-faire et du toupet. Il monte un commerce de fourrures, élève lui-même ocelots, genettes et zibelines et bientôt il roule carrosse et mène grand train. Il achète un village entier avec les serfs qui vont avec et les affranchit aussitôt. Il fait venir sa nourrice et sa fille qu’il épouse. Il veut  un château fort, il l’aura ; ce sera la copie du krak des Chevaliers érigée sur un mamelon qu’il fait exhausser. Sa curiosité se déploie tous azimuts. Fin de la dictée des juniors Il publie à compte d’auteur un mémoire sur le baguage du flamant,  finance une campagne archéologique pour retrouver les Tables de la Loi et acquiert à prix d’or d’un aigrefin l’authentique buccin de Néron enfant qu’il expose dans une châsse gardée par un quatuor de mamelouks enturbannés. Il rentre en France et ouvre une manufacture d’objets en jais. Philanthrope, il crée des phalanstères qui cultivent sur des milliers  d’hectares scorsonères et bettes géantes pour nourrir les indigents. Il se lance en politique, est nommé pair par le roi, propose à la Chambre la mise hors la loi du paupérisme et meurt à l’âge de trente-six ans, renversé par une draisienne sur les Champs-Elysées. Au Père-Lachaise, devant une foule bigarrée, Victor Hugo saluera un homme polymorphe au génie fécond mais brouillon.

Francis Klotz

Avec la caution du jury présidé par P. Mayoraz

Phrases subsidiaires:

1) Qu’il pleuviote ou qu’il neigeote, mes cheveux frisottent.

2) Toute pâlotte, maigriotte  et vieillotte, mal fagotée avec ma veste de cheviotte, je mangeotte, je grelotte et je tremblote.